Destruction d’un monument historique

Je ne pris conscience de la menace qui pesait sur ce terrain qu’à l’occasion d’un événement tragique : le crash d’un de nos avions à proximité immédiate de nos installations. Je ne me souviens plus de la raison exacte pour laquelle ce "rallye" est allé s’écraser dans le jardin d’un pavillon proche de l’aérodrome. Panne moteur ? Mise en conditions de vol sans visibilité ? Que sais-je ? Si aucun dommage corporel ne fut à déplorer chez les habitants du quartier, pour l’équipage de cet avion, comme bien souvent dans ces cas là, ce fut la fin de la route. La campagne de dénigrement qui s’en suivit fut sans précédent. Chaque fois que je me rendais au Club, je découvrais avec amertume de nouveaux graffitis sur les murs avoisinant le terrain : "APPRENTIS PILOTES : DANGER … AVIONS : HALTE AU BRUIT …", j’en passe et des meilleures. Relayés par la presse locale et par les associations de riverains retrouvant brusquement un regain d’activité, ces détracteurs ont montré là un acharnement que j’ai rarement pu observer pour d’autres causes. Pourtant, les dirigeants de l‘aéro-club ne sont pas restés les bras croisés : ils organisèrent des meetings et des journées portes ouvertes. Au cours des ces manifestations, les visiteurs avaient tout le loisir de voir une exposition de photos anciennes accompagnées d’un texte retraçant le passé glorieux de l’aérodrome.

En effet, en dix neuf cent huit, moins de cinq ans après leur premier vol à Kitty Hawk en Caroline du Nord, Orville et Wilbur Wright, ayant subi quelques déboires avec l’U.S.Army, entreprirent une tournée en Europe et plus particulièrement en France. Les terrains des premiers exploits d’aviateurs français se situaient, pour la plupart, en région parisienne (Bagatelle, Issy les Moulineaux, Enghien ...), mais leurs frêles machines ne pouvaient voler que par des conditions météorologiques exceptionnelles. Il en était de même pour le "Flyer" des frères Wright. Ces derniers préférèrent s’installer à Pau qui jouissait d’un microclimat autorisant bien plus d’essais en vol qu’en Ile de France. Le terrain choisi fut Idron . A l’époque, la présence de ces visiteurs d’outre Atlantique et de leur machine soulevait l’enthousiasme des foules et les rares habitants avoisinant le nouvel aérodrome ne se plaignaient pas des nuisances occasionnées par les douze chevaux du moteur du "Flyer". Bien au contraire, les élus locaux s’empressèrent de réserver ce terrain à l’usage exclusif de l’aviation. Des personnalités de l’époque, tel Paul Tissandier, furent initiées à l’art du pilotage par Wilbur Wright en personne. L’exposition du club montrait même une lettre d’encouragement adressée à Paul Tissandier par un certain Louis Blériot. Avec ses locaux construits exprès pour y abriter le "Flyer", ses baraquements pour y accueillir les visiteurs et la création de la première école de pilotage d’aéroplanes, Idron fut en dix neuf cent huit le premier aéro-club du monde.

Dix ans plus tard, on signait l’Armistice de la "Grande Guerre", au cours de laquelle l’aviation était devenue une arme redoutable conditionnant à jamais la stratégie militaire, au point que le traité de Versailles stipulait que les perdants seraient frappés d’interdiction de construire des avions. Le onze novembre est toujours un jour férié et on commémore encore, dans chaque village de France, devant un monument gravé aux noms de ceux qui n’eurent pas la chance d’y survivre, ce tournant de l’Histoire, ce traité dont les termes n’étaient qu’un tremplin vers le carnage mondial suivant. Pendant ce même temps, à des endroits comme Idron, des pionniers ont, librement cette fois, payé de leur vie leur foi en la conquête du ciel, rêvant qu’un jour les avions traverseraient les océans, rapprochant ainsi les hommes. Quand on observe le monde d’aujourd’hui, où n’importe quel point du globe n’est plus qu’à quelques heures de n’importe quel autre point et où, grâce aux satellites, tous les humains peuvent communiquer ou se situer sur une carte avec une précision de quelques dizaines de mètres, il est légitime de se demander, avec la naïveté du béotien, quel est le véritable tournant de l’Histoire de l’Humanité :

Le onze novembre dix neuf cent dix huit ? Ou le dix sept décembre dix neuf cent trois, jour du premier vol d’un avion, qui ouvrit les portes à la conquête du ciel et de l’espace ?

L’aérodrome d’Idron était resté presque inchangé depuis sa création et, en son sein, une poignée d’hommes et de femmes perpétuaient la tradition de l’apprentissage du vol, comme Jean le fit pour moi, avec les mêmes gestes que Wilbur Wright le fit pour Paul Tissandier, comme en témoignent les photographies de l’exposition du club. Lorsque l’on considère les conséquences que ces gestes simples ont eu sur la trame historique du vingtième siècle, cet endroit ne méritait-il pas le statut de monument Historique ? Que doit-on commémorer au juste ? La détresse de pauvres diables qui n’ont eu d’autre choix que le champ de mines ou le peloton d’exécution, ou le courage d’hommes libres à la poursuite de leurs rêves, quitte à en mourir ? Mais l’Histoire ne retient que les faits d’armes, à croire que la mémoire des hommes n’est faite que de batailles, de révolutions et de génocides, sûrement pour mieux légitimer ceux qui se déroulent encore sous nos yeux.

Une série d’événement précipitèrent la fermeture du terrain : des avions flambant neufs furent détruits, le chef pilote, ne voyant aucun avenir pour l’aéro-club, se fit embaucher par une école de pilotage. Après le dernier vol que nous fîmes ensemble, il me présenta son fils. Ce dernier était du même âge que moi et se destinait, comme son père, à une carrière de pilote. Après son échec à l’Ecole de l’Air, il essayait d’accumuler suffisamment d’heures de vol pour se présenter aux épreuves pratiques de pilote professionnel. Il se tua quelques jours après notre rencontre. Son "Dornier" s’écrasa en fin de journée alors qu’il venait de larguer ses derniers parachutistes, il volait depuis le matin, pratiquement sans interruption. Cet accident accéléra d’avantage la fermeture du terrain. La section vol à voile s’exila à Aires sur Adour, bien loin des montagnes et de leurs ascendances dynamiques. Vu de l’éloignement, beaucoup de jeunes durent abandonner. La section vol moteur fut transférée à Uzein, un aéroport situé au nord de Pau. Avec sa tour de contrôle et sa piste en dur, ce dernier accueillait les vols commerciaux, les " Transal " de transport militaire et d’entraînement des parachutistes, ainsi qu’une école de pilotage professionnelle, celle qui avait embauché mon ancien instructeur. La vue de nos nouvelles installations n’inspirait plus que la déprime : le club-house se résumait à une caravane et les avions dormaient désormais à la belle étoile, fixés au sol par des cordes qui semblaient des entraves à leur liberté. Pour les élèves, les tours de pistes étaient deux fois plus longs, donc deux fois plus chers, sans parler du danger dû aux turbulences de sillages des "Transal" qui chargeaient puis larguaient sans arrêt leur cargaison de parachutistes.

Mon amertume était cependant atténuée par la présence d’un des contrôleurs aériens qui était aussi mon partenaire à la faculté pour les travaux pratiques d’informatique. Je lui rendais souvent visite à la tour de contrôle et, grâce à lui, je découvris qu’il existait une autre aviation que celle des pionniers, une aviation qui n’avait plus rien à voir avec celle des aéro-clubs, une aviation de professionnels qui portaient l’art du pilotage à un niveau proche de la perfection.

Les aléas de mes études allaient me conduire à quitter définitivement la ville de Pau. J’eus tout de même l’occasion d’effectuer quelques navigations avec l’autre instructeur du club qui, avant tous ces événements, s’occupait principalement de voltige. C’est avec lui que je fis mon dernier vol à l’aéro-club du Béarn au cours duquel, à ma demande, nous survolâmes le terrain désormais désaffecté d’Idron. Si les installations étaient restées en l’état, une énorme tranchée avait été pratiquée sur la piste, interdisant irrémédiablement à tout avion de s’y poser, même en cas d’urgence.

Je ne pus retenir une larme à la vue de cet aérodrome sans vie qui m’avait apporté tant de joies, tant d’émotions, tant de peurs, tant de victoires sur moi-même, puis tant d’amertume et de ressentiment. Je ne pouvais me résoudre à l’idée que cet endroit de légende avait déjà sombré dans les limbes de l’oubli.

Mais ma mémoire réservera toujours une place de choix à ce berceau de l’aviation, à ce terrain de mes premières ailes, et à ceux qui auront tout fait, mais en vain, pour que survive ce monument de l’Histoire des hommes.

Retour au sommaire

Quelques précisions …