Le Grand Saut

L'aérodrome d'Idron, à l'Est de Pau, était un champ d'aviation comme il en existe (ou en existait ?) un peu partout en France à proximité des villes moyennes, avec son "Club House" en bois et ses hangars de tôle ondulée remplis d'avions et de planeurs, sous les toits desquels des carcasses de fuselages ou d'ailes étaient suspendues. Ce terrain débordait d'activité: aéromodélisme, construction amateur, voltige, vol à voile, parachutisme, bref toute la panoplie de l'homo-avis était là. Dès les premiers instants, j'y ressentais cette atmosphère de passion et d'enthousiasme, de joie sereine et partagée. Les discussions allaient bon train : il y était question de voyages, de solo, de figure de voltige. La sempiternelle question qui suivait le Salut de deux copains se retrouvant au Club était immanquablement " T'as volé ? ".

C'était à cet endroit que je fis la connaissance de mon premier instructeur, qui était aussi le chef pilote. C'était un petit bonhomme sec, cheveux gris et barbe en collier répondant au prénom de Jean. Il arborait toujours un sourire tellement sûr de lui qu'il faisait presque croire à de l'indifférence.

Par une après-midi chaude et brumeuse du mois d'Octobre, se déroula ma première leçon de pilotage, qui fut aussi mon premier vol dans un avion de tourisme. Je découvris l'objet qui allait devenir l'instrument de mon apprentissage en effectuant, sous la tutelle de mon instructeur, un cérémonial pour le moins surprenant pour le néophyte que j'étais, mais qui ferait désormais partie intégrante de ma vie d'homme volant: la visite pré-vol. Il s'agit tout simplement de la vérification systématique des gouvernes, du train et du niveau d'huile. "Quelle confiance !", me dis-je. L'"India Mike" était un Cessna 150 qui avait sûrement formé beaucoup de pilotes. Sa livrée blanc-ocre vieillie n'était pas du meilleur goût et l'odeur se dégageant du cockpit me donnait déjà la nausée alors que le moteur ne tournait pas encore. Jean, que j'ai toujours appelé Monsieur, m'invita à m'asseoir en place gauche. Des rares explications qu'il me donna, je n'en retins aucune. Une série d'actions mystérieuses, commentées dans un langage incompréhensible, débouchèrent sur la mise en route du moteur. Après un message radio encore moins intelligible, l'avion s'ébranla vers le seuil de piste. Cramponné au manche (au volant plus exactement), je subissais, non sans inquiétude, les soubresauts de ce frêle aéronef sur les cahots du taxiway gazonné. L' "India Mike" stoppa au seuil de piste et une nouvelle série d'actions que je n'essayait même plus de comprendre précéda l'alignement. Le chef pilote me fit mettre ma main sur la poignée des gaz qu'il s'empressa d'écraser sur le tableau de bord. Le niveau sonore, déjà conséquent, augmenta violemment. Les vibrations du train d'atterrissage sur la piste en herbe prenaient une telle amplitude que je ne ma faisais guerre d'illusions quant à notre sort: si cette machine arrivait, par chance, à décoller ses roues du sol, nous aurions à coup sûr le plaisir de les voir nous fausser compagnie en l’air. Mais il n’en fut rien. Le vibrations cessèrent. Nous volions …

La première leçon consistait à maintenir la trajectoire rectiligne horizontale, en visant un repère au sol remarquable par sa forme : antenne, château d’eau, cheminées d’usine. Simple, me direz vous ? Pas tant que ça ! L’ " India Mike " n’y mettait pas beaucoup du sien. Pas plus que les turbulences qui accentuaient d’avantage la nausée que je subissais depuis le roulage. Pour couronner le tout, les remarques agacées de mon instructeur fusaient dans cette langue toujours aussi étrangère pour moi :

" - Ton badin ! L’assiette ! Arrête ta mayonnaise avec ce manche ! "

Le retour fut pénible. Je n’agissais plus. Je subissais. L’atterrissage fut un soulagement. Je m’attendais à une critique de mon comportement de la part du chef pilote, une appréciation sur mon aptitude au vol, mais non … Au sol il retrouva son sourire et se contenta de remplir la première ligne de mon carnet de vol et de me fixer un nouveau rendez-vous.

De retour dans ma voiture, ma nausée prenait le goût de l’amertume :

"  - Quelle déception ! me dis-je. C’était donc ça, voler ? "

De tous les vols que mon imagination avait pu créer, aucun ne ressemblait à celui-ci. Tous ces vols imaginaires avaient en commun la sensation de bien-être et la docilité des machines qui m’emmenaient là-haut. Bien des vols seraient encore nécessaires et beaucoup d’années s’écouleraient avant que le bonheur que procure le vol réel égale et même dépasse celui de mon imagination. Mais pour l’heure j’étais en proie au doute :

" - Comment pourrais-je à piloter si je suis malade en avion ? Si je ne comprends rien au langage de mon instructeur ? Si je suis effrayé par le niveau sonore ? Si je ne suis même pas capable de maintenir l’avion en vol rectiligne en palier ? "

Heureusement, à dix neuf ans, l’insouciance reprend vite le dessus et cette expérience cruelle n’avait altéré en rien mon irrésistible attirance vers ce terrain, ces hangars, ces gens …

Je fus tenaillé par la nausée dès le début du deuxième vol .

"  - T’es malade ! Hein ? s’enquit mon instructeur,

- Oui, avouai-je,

- T’en fais pas ! on va arranger ça ! "

Le traitement qu’il me fit subir fut pour le moins violent. Il consistait tout simplement à remuer l’avion dans tous les sens : volant sur la tranche, virant à grande inclinaison, s’enfonçant dans des piqués vertigineux, suivi de ressources écrasantes. Ce traitement, pratiqué en début de chaque leçon, s’avéra d’une redoutable efficacité. Pour le reste, et bien que petit à petit, l’habitude aidant, je prenais goût au vol, il fallait me rendre à l’évidence : je n’étais pas très doué. Pour témoin, l’agacement chronique de mon instructeur quant à ma performance, jusqu’au jour même de mon premier vol en solo. Au alentours de dix heures de vol en double commandes, l’apprenti pilote doit être lâché. Pour y parvenir, son principal entraînement consiste à effectuer des "tours de piste ", c’est à dire un décollage, un tour du terrain, un atterrissage enchaînant un nouveau décollage (touch and go), etc. … le but étant de maîtriser ces phases critiques du vol, puisque proche du sol. Un élève ne sait jamais d’avance quand il sera lâché. C’est au cours d’une séance normale d’entraînement en double commandes que l’instructeur décide de descendre de l’avion et de laisser l’élève seul à bord. Cela suppose bien sûr que ce dernier montre une maîtrise du pilotage suffisante pour gagner le droit de voler de ses propres ailes.

Ayant dépassé les quinze heures, j’attendais mon tour avec impatience car être lâché avec un nombre d’heures de vol en double commandes comparable à la moyenne des apprentis pilotes, c’était gagner la confiance en moi qui me faisait tant défaut. Mais j’étais aussi rongé par l’inquiétude parce qu’il faut faire le Grand Saut, parce qu’on se retrouve seul à bord, que l’instructeur n’est plus là pour rattraper l’erreur et que l’erreur est sans appel : fatale. Cette inquiétude était d’autant plus grande que mes progrès n’étaient pas flagrants, j’avais même l’impression de régresser. Ce jour là je me montrais particulièrement mauvais : plan trop fort, ou trop faible, oubli des volets, de la réchauffe … L’agacement du chef pilote était à son comble. C’est à la suite d’un atterrissage trop long, à la suite duquel nous empruntions le taxiway pour remonter la piste, qu’il arrêta violemment l’avion, dégrafa sa ceinture et sortit en pestant :

"  - Mais j’en ai marre des pilotes comme toi ! Il est temps que tu apprennes à te débrouiller seul. Tu me fais trois tours de piste et pense bien à ce que tu fais ! Je reste en contact radio. ", et il claqua la portière.

Je restai là, une fraction de seconde, abasourdi, contemplant le siège vide à côté de moi. Sans réfléchir, je remettais des gaz et commençai à remonter la piste, seul …

"  - Seul, me dis-je, mais quelle folie, je ne suis pas prêt … "

La certitude que ce vol allait m’être fatal commençait à m’envahir mais il me semblait qu’il m’était impossible de me défiler. Je lançai un regard désespéré aux arbres qui bordaient le taxiway en me disant que c’était là la dernière fois. Au seuil de piste, j’effectuais les opérations qui m’étaient devenues désormais familières, tel un robot déroulant son unique programme. L’avion décolla bien plus rapidement car soulagé du poids de mon instructeur. Je récitais les actions à effectuer à voix haute, comme pour me rendre sourd aux assauts de mes pensées affolées :

"  - Trois cents pieds, variomètre positif : on rentre les volets. Coup d’œil de sécurité puis virage à gauche. Mise en palier à sept cents pieds et virage à gauche. Préparation de l’avion pour l’atterrissage et message radio annonçant qu’on est en vent arrière. "

A mesure que l’avion approchait de la dernière branche du circuit de piste, la "finale ", dernière ligne droite avant l’atterrissage, mon cœur se serrait. Le dernier virage fut pris trop tard. J'avais " overshooté ". Une série de corrections brusques furent nécessaires pour rétablir la machine sur l’axe de piste. Je me battais. " India Mike en Finale ! ", hurlais-je dans mon microphone. L’atterrissage fut un peu lourd, et la remise de gaz fit faire une embardée à l’avion qui prit l’air instantanément. Les deux tours suivants furent exécutés moins fébrilement, la confiance prenant peu à peu le dessus sur la peur. Le dernier atterrissage fut le plus réussi de la journée. Je remontais le taxiway envahi par une joie indescriptible. Je n’avais jamais rien ressenti de semblable au paravent. " Je l’ai fait ! Je l’ai fait ! ". Et lorsque je coupai les contacts au parking, ce fut un sourire bienveillant de mon instructeur qui m’attendait :

"  - Eh bien tu vois ! C’était pas si difficile … "

Toutes les personnes que je croisais par la suite au Club me félicitèrent. Mon visage était paralysé par un sourire béat qui altérait sensiblement mon élocution quand je les remerciais.

Le retour fut épique ! Dans la voiture, l’excitation était à son comble. Je hurlais, je gesticulais dans tous les sens. Je devais évacuer cette tension que seuls des moments forts peuvent rendre si intense. Je savourais ma victoire, secoué d’éclats de rire, et, dans cette explosion de joie, je laissait monter en moi cette sensation de légèreté et de sérénité suprême qui ne porte qu’un nom : le bonheur. Je revivais sans arrêt le film de mon vol, et de temps à autre, je me surprenais à tirer sur mon volant, ce qui déclenchait un nouveau rire, suivi d’un profond soupir, tandis que les paupières se fermant à moitié, laissaient échapper une larme de joie. J’avais réussi …

Bien des vols suivirent, tous aussi différents les uns des autres. Un jour de temps gris, le chef pilote m’emmena m’exercer au dessus de la couche de nuages. Après une percée peu réglementaire, nous débouchâmes sur une mer de nuages qui s’étendait à perte de vue dans des conditions de visibilité exceptionnelles avec, pour seul relief, les sommets enneigés des Pyrénées qui ressemblaient plus à des collines qu’à des montagnes, rivalisant de blancheur et d’éclat avec les nuages. La pureté magique de ce paysage nous envoûta totalement et il fallut cinq bonnes minutes à mon instructeur pour rompre le charme :

"  - Bon ! On est quand même venu ici pour travailler.

- Travailler, pensais-je. Est-ce travailler que de s’exercer à faire des virages dans un décor aussi fantastique ? Est-ce travailler que de contempler l’ombre de son avion sur un océan de nuages ? "

Je m’étais bien intégré au Club, bien que la majorité de ceux de mon âge optaient plutôt pour le vol à voile. Nous nous retrouvions tous les dimanche matin dans la salle de classe de l’aéro-club, pour y suivre les cours en vue de l’obtention du B.I.A. (Brevet d’Initiation à l’Aéronautique), lequel donnait droit à des subventions aidant au financement du brevet. Ces cours étaient une source de jouvence pour qui la soif d’apprendre ne tarit jamais : Aérodynamique, Météorologie, Navigation, Histoire de l’aviation, toutes les facettes du vol s’ouvraient sur des domaines illimités, laissant déjà entrevoir que cet apprentissage n’aurait jamais de fin, alors même qu’il ne faisait que commencer.

L’euphorie de cette période m’empêcha de prendre conscience de ce qui se tramait. De gros nuages noirs s’accumulaient déjà sur l’avenir de ce terrain qui de par sa situation privilégiée, excitait les appétits féroces des promoteurs, faisait s’agiter les tentacules d’élus locaux, ce qui donnait une raison de vivre à des riverains ayant fait construire leur habitation à la lisière d’un aérodrome qui existait depuis que l’aviation existe.

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